Un exemple inspirant de double matérialité :

Dans le cadre du salon Produrable 2023, HAATCH a eu le plaisir d’animer trois conférences sur les thèmes suivants : « RSE et luxe : partage d’expérience de ceux qui travaillent à la transformation de leurs Maisons », « Déploiement de sa stratégie RSE : et s’il était surtout question de gouvernance? », et enfin, « Quand la double matérialité devient un outil stratégique : partage d’un retour d’expérience concret« .

Lors de cette dernière conférence, Philippe RONDEAU, Directeur du Développement Durable chez Sodebo, a partagé ses connaissances aux côtés de Minh TRAN KIM, Directeur Associé chez HAATCH.

Ils ont exploré ensemble la notion de double matérialité et analysé comment en faire un outil de conversation stratégique et un levier d’action. Philippe Rondeau, fort de son expérience dans ce domaine, vous livrera également ses conseils et bonnes pratiques pour utiliser efficacement la double matérialité comme un outil stratégique.

 

Rapide rappel sur ce qu’est la double matérialité : :

Minh TRAN KIM : Pour faire simple, la double matérialité consiste à prendre en compte deux aspects importants dans la gestion de la durabilité d’une organisation.

Il y a d’abord la « matérialité d’impact », qui implique de réfléchir aux conséquences directes de l’entreprise sur son environnement, notamment en identifiant les impacts qu’elle génère sur l’écosystème, comme les émissions de carbone dues à ses activités. C’est vraiment du “inside out”.

Ensuite, il y a la « matérialité financière », qui consiste à anticiper les évolutions à moyen et long terme (de 5, 10, voire 15 ans) et à évaluer comment des tendances majeures, telles que les crises environnementales, sociétales ou géopolitiques, pourraient influencer la durabilité et la valorisation de l’entreprise. Ici, nous sommes sur du “outside in”.

La double matérialité prend en compte ces deux perspectives pour une gestion stratégique complète de la durabilité d’une entreprise.

La matérialité financière a donc pour vocation de permettre aux entreprises, au comité de direction, d’anticiper.

 

L’exemple de double matérialité de Sodebo : démonstration de la pertinence de la matérialité financière dans un contexte de crise

Philippe RONDEAU : Alors oui, en effet, Sodebo a été impacté par plusieurs crises, aussi bien d’ordre climatique, sanitaire que géopolitique.

Tout a commencé avec la pandémie de COVID-19. Lorsque les gens ont commencé à travailler davantage depuis chez eux, la demande pour les produits de Sodebo, généralement consommés au bureau, a diminué. Parallèlement, avec la tendance à cuisiner à la maison pendant le confinement, la demande pour les plats préparés a diminué.

En plus de la pandémie, l’entreprise a dû faire face à d’autres chocs imprévus, notamment des pénuries de main-d’œuvre, exacerbées par le plein emploi dans la région de la Vendée où Sodebo est basée. Ces pénuries ont compliqué la production.

De plus, des tensions sur les matières premières sont apparues en raison d’événements géopolitiques, tels que la guerre en Ukraine qui a affecté l’approvisionnement en huile de tournesol, ainsi que des phénomènes climatiques qui ont perturbé les approvisionnements, comme le cas des tomates.

En fin de compte, ces divers événements ont révélé les vulnérabilités de l’entreprise et la nécessité de s’adapter à un monde en constante évolution pour faire face aux défis futurs.

Minh TRAN KIM : Nous voyons donc qu’il est important de se munir d’outils afin d’anticiper de tels bouleversements. Chez HAATCH, nous avons développé une méthodologie s’appuyant sur les rapports Vigie Futuribles, les scénarios de l’ADEME, le rapport annuel du World Economic Forum et bien sûr, et le rapport du GIEC afin d’anticiper au mieux ces mégatrends qui animent la société. Il est intéressant de noter, par exemple, qu’en 2018, parmi les risques majeurs identifiés par le WEF, le dixième était une pandémie, ce qui s’est avéré exact et a impacté, comme nous le savons bien, toutes les entreprises dont Sodebo.

Avec Sodebo, nous avons donc commencé ce fameux travail de double matérialité. Ici, on va se focaliser sur la partie matérialité financière qui était vraiment cet ajout nouveau dans la CSRD.

 

L’exemple de double matérialité de Sodebo :

Les 3 étapes clés afin d’en révéler le plein potentiel et en faire un réel outil stratégique au service de la RSE.

ETAPE #1 : Constituer un groupe de pionniers

Philippe RONDEAU : La première étape a été pour nous de constituer un groupe de pionniers.

Il était important de composer ce dernier d’experts de divers métiers au sein de l’entreprise, notamment de la production, de l’ingénierie, des achats, du marketing, des ressources humaines et de la recherche et développement afin de représenter les diverses fonctions de l’entreprise.

Ces experts, plutôt des opérationnels que des managers, ont été réunis pour travailler sur la notion de matérialité et avaient en commun le désir de s’impliquer dans cette réflexion. Ils ont été encouragés à donner leur avis sur des sujets précis, même s’ils n’étaient pas nécessairement des experts dans ce domaine.

Cette démarche visait pour nous à obtenir une perspective diversifiée au sein de l’entreprise, y compris de la part de personnes moins habituées à ce type d’exercice de projection.

Justement, comment avez-vous accompagné les pionniers qui avaient moins l’habitude d’effectuer ces exercices de projection, qui avaient du mal à se décadrer?

 

ETAPE #2 : Aider les pionniers à se projeter, se décadrer

Philippe RONDEAU : Nous avons décidé d’utiliser une approche ludique appelée « Retour vers le futur ». Cette méthode visait à leur faire imaginer la feuille de route de Sodebo pour l’année 2030, en partant de l’année 2022.

Pour les aider à mieux appréhender la force transformative du temps, nous les avons tout d’abord replongés huit ans en arrière, en 2014, afin de leur rappeler les événements marquants de l’époque. Ils ont également été invités à se souvenir de leur propre situation en 2014 et des changements survenus depuis lors au sein de l’entreprise. On leur a rappelé tout ce qui n’existait pas chez Sodebo en 2014 : certains produits, des pratiques qu’on avait commencé à mettre en place, des chartes, des services au sein de l’entreprise qui se sont développés depuis (comme le nutri-score qui n’existait pas, etc.). On leur rappelait plein de choses qui fondent aujourd’hui leur quotidien, et qui, finalement, n’existaient pas il y a 8 ans. Tout ça pour les aider à se dire que, effectivement, pour les 8 prochaines années, il y a beaucoup de choses qui peuvent encore changer.

Finalement, ils ont été encouragés à rêver de ce qu’ils souhaitaient être et accomplir en 2030. Une question clé était de déterminer ce qui les rendrait fiers si l’entreprise réussissait quelque chose en 2030. Cette approche a permis aux participants de se libérer des contraintes actuelles et d’imaginer un avenir possible.

Une fois le groupe de pionniers décadré et prêt à se projeter dans le futur, il s’agit pour eux de réussir à prendre de la hauteur et d’avoir une vision plus macro et holistique sur les grandes tendances qui vont impacter Sodebo dans les prochaines années, ce pourquoi nous avons mis en place un workshop d’identification et de croisement des mégatendances.

 

ETAPE #3 : Prendre de la hauteur

Philippe RONDEAU : Tout d’abord, les méga-tendances ont été présentées aux pionniers, et ils ont généré de nombreuses idées en se concentrant sur chaque tendance individuellement. Ces tendances avaient déjà été identifiées par différents départements de l’entreprise, mais il n’y avait pas eu de discussion multidisciplinaire à leur sujet.

Ensuite, l’élément clé était le croisement des tendances, c’est-à-dire examiner ce qui se passerait si plusieurs tendances étaient prises en compte simultanément. Par exemple, en combinant l’augmentation du prix de l’énergie, la raréfaction des matières premières, les crises économiques et la baisse du pouvoir d’achat, ça nous amène à réfléchir autrement. On se dit qu’il faut qu’on soit plus sobre pour dépenser moins, effectivement, mais ça ne suffit pas, parce que si on veut maintenir une offre accessible aux consommateurs qui auront moins de moyens, il faut qu’on aille encore plus loin. Donc ça aboutit à dire qu’il faut qu’on soit à la fois plus sobre et plus autonome, car si on est autonome, c’est aussi des coûts en moins donc on génère moins d’inflation pour nos consommateurs.

Le croisement des tendances a enrichi la réflexion, généré de nouvelles idées et orienté les projets futurs. Par exemple, Sodebo s’est fixé des objectifs plus ambitieux en matière d’autonomie énergétique, ce qu’il n’aurait peut-être pas fait sans cette approche.

Minh TRAN KIM : L’idée essentielle à retenir est que se concentrer uniquement sur une stratégie climat basée sur la réduction du CO2 (carbone) peut être dangereux pour une entreprise. En réalité, la question climatique est beaucoup plus vaste et complexe que cela. Les mégatendances et les interactions entre elles apportent une compréhension plus globale des enjeux. Il est recommandé de commencer par comprendre ces interactions avant de concevoir une stratégie climat spécifique, sans quoi on risque d’occulter d’autres aspects importants et de négliger des opportunités essentielles pour transformer le modèle d’affaires de l’entreprise.

Illustration concrète de double matérialité :

Comment avez-vous fait de la double matérialité un outil stratégique afin de construire une feuille de route RSE pertinente et résiliente ?

 

Philippe RONDEAU : Tout d’abord, et comme abordé auparavant, nous avons identifié 10 enjeux essentiels liés à notre activité, tels que l’énergie, l’eau, la biodiversité et le climat.

Ensuite, ces enjeux ont été hiérarchisés à l’aide de la matrice de double matérialité, impliquant des discussions avec notre groupe de pionniers et notre présidente.

Cette démarche a permis de créer une feuille de route RSE avec quatre grands enjeux prioritaires, à savoir la réduction de l’empreinte carbone, la préservation des ressources de la planète (eau et énergie), la santé des consommateurs et des collaborateurs, ainsi que la gestion des emballages.

Chacun de ces enjeux a ensuite été décliné en engagements et objectifs pour l’horizon 2030, et un mode de fonctionnement a été établi pour assurer la mise en œuvre de ces engagements.

La feuille de route RSE est soutenue par un mode de fonctionnement qui inclut des pilotes pour chaque objectif, des rituels de suivi mensuels, et une culture de partage d’expérience collective. Cette approche permet de faire vivre la feuille de route et de surmonter les obstacles, tout en étant basée sur des indicateurs de performance (KPI) et des horizons temporels concrets.

Minh TRAN KIM : L’outil de double matérialité ne devrait pas être utilisé uniquement comme un outil de reporting réglementaire. Il est bien sûr utile pour structurer la collecte de données, mais son véritable potentiel réside dans son utilisation comme un outil de dialogue. Il permet d’engager des conversations enrichissantes et aide à rendre les discussions au sein des comités de direction (CODIR) plus intéressantes en explorant des sujets plus profonds et en favorisant une compréhension approfondie des enjeux.

Les questions de la salle à Philippe Rondeau au sujet de double matérialité de Sodebo :

Question : Notre présentation très intéressante, vous avez beaucoup parlé de l’analyse de double matérialité et comment vous avez impliqué en fait les parties prenantes internes à l’entreprise. Mais j’aimerais savoir comment vous avez impliqué les parties prenantes externes et quel type catégorie de parties prenantes externes s’il vous plaît ? Merci.

Philippe RONDEAU : En amont, avant de faire ce travail, nous avions déjà effectué un premier travail de diagnostic sur notre position en matière de développement durable. Dans ce cadre, nous avions intégré certaines parties prenantes, telles que nos clients et nos consommateurs. Nous avons réalisé deux grandes études auprès de nos clients distributeurs et de nos clients consommateurs pour obtenir leur point de vue sur diverses thématiques et sur la manière dont ils évaluaient Sodebo. Cela nous a permis de prendre en compte certaines parties prenantes. Quant aux fournisseurs, nous n’avons pas réalisé d’enquête auprès de l’ensemble d’entre eux, mais nous avons interrogé quelques-uns de manière plus qualitative.

 

Question : Je me demandais si dans le cadre de la CSRD, pour la double matérialité, au-delà de la consultation des parties prenantes, il y a d’autres métriques d’évaluation des risques qui sont obligatoires ?

Minh TRAN KIM : Dans le cadre de la CSRD, les éléments sont standardisés. Vous avez les ESRS (Environmental and Social Risk Sub-topics) qui sont nommés dans la directive.

L’idée est d’injecter ces ESRS dans différents ateliers pour garantir une couverture adéquate. Deux choses sont essentielles avec la CSRD : elle concerne un plus grand nombre d’entreprises, et la dimension financière est devenue cruciale. Cependant, l’esprit global reste le même, c’est-à-dire définir les enjeux matériels de l’entreprise. Il est important d’injecter tous les ESRS pour une granularité maximale. Ensuite, il est nécessaire de choisir les bonnes métriques pour chaque enjeu, en se basant sur la pertinence pour l’entreprise.

 

Question : Monsieur Rondeau, est-ce que cette double dimension financière a été un déclencheur de compréhension dans votre direction, ou votre direction était déjà sensibilisée aux sujets, et cet outil a simplement été une étape de plus ?

Philippe RONDEAU : La double matérialité a été un outil de sensibilisation. Il reste toujours un outil de sensibilisation, même si la direction était déjà consciente des enjeux. La double matérialité doit rester présente dans les discussions en continu. C’est un outil pour comprendre le réel, pour anticiper ce qui peut arriver, et pour adapter l’entreprise en conséquence.

 

Question : À partir du T0, combien de temps avez-vous mis pour élaborer votre feuille de route ? Combien de temps homme avez-vous impliqué dans les équipes, en particulier l’équipe de pionniers ?

Philippe RONDEAU : Après avoir créé le service il y a deux ans et demi, nous avons pris environ un an et demi pour élaborer la feuille de route. En ce qui concerne l’équipe de pionniers, elle a été impliquée pendant environ six mois, avec plusieurs ateliers. L’ensemble du processus, de la classification des enjeux à la création de la feuille de route, s’est déroulé assez rapidement.

 

Question : Comment gérez-vous la probabilité et la réalité des événements que vous anticipez ? Comment abordez-vous le fait que ces événements peuvent ne pas se réaliser, ou que d’autres événements inattendus puissent survenir ?

Minh TRAN KIM : Dans les études prospectives, il est nécessaire d’arbitrer entre différents scénarios. Vous devez vous projeter et imaginer les scénarios possibles. L’objectif est d’identifier les impacts potentiels sur l’entreprise, même si la précision reste limitée. C’est plus une question de comprendre les ordres de grandeur des impacts, comme si cela pourrait affecter 5 % ou 30 % du chiffre d’affaires. Cela peut changer complètement la trajectoire de l’entreprise. Il s’agit de préparer l’entreprise à faire face à divers scénarios et à s’adapter en conséquence. C’est un changement de paradigme pour passer d’une vision où l’avenir est connu à une vision où l’avenir est incertain et où il faut être préparé à s’adapter.

Le cabinet HAATCH remercie Philippe Rondeau pour sa participation à cette conférence et pour son retour d’expérience précieux.

🎥 Envie de voir l’intégralité de la conférence ? A retrouver ICI.

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